Azov Horizons
Azov Horizons
Depuis quelques mois, Donald Trump a pris possession du bureau ovale à la Maison
Blanche en devenant officiellement le 47e président des Etats-Unis. Parmi les
nombreuses déclarations faites durant sa campagne, une des plus extravagantes
fut sa promesse de mettre un terme à la guerre en Ukraine en 24h. Nous voilà
donc à un tournant potentiellement historique de l’histoire européenne. La
résilience ukrainienne ne pourra perdurer sans le soutien américain ; d’autre
part, une Union européenne ayant manqué à son devoir existentiel envers
l’Ukraine ne pourra plus se regarder droit dans les yeux. Le projet
photographique « Azov Horizons » emprunte les coulisses méridionales du conflit
russo-ukrainien afin d’offrir un regard intime, été après été, sur la période
qui a précédé le déclenchement du conflit, le temps du conflit et celui de
l’après-conflit. Aujourd’hui, durant cette année charnière que sera 2025, nous
publions une monographie du premier chapitre de ce projet, entamé il y a cinq
ans, et qui se déploiera encore sur plusieurs années. De nombreux changements
ont eu lieu depuis mes premières images sur les rives de la mer d’Azov. C’est
avec Evgeniya, ma future épouse, que j’ai découvert pour la première fois cette
région du sud de la Russie, à l’été 2019. Nous avions passé deux semaines au
bord de la mer d’Azov, cette petite soeur de la mer Noire, dont l’eau turquoise
perpétuellement baignée de soleil et les crépuscules mauves me laissaient une
impression de Californie. C’est cette lumière estivale et ces dégradés
d’horizons que je me promettais de venir photographier, été après été, comme le
fil formel qui guiderait ma découverte de la région. Bien qu’ayant également
travaillé à l’intérieur des terres russes et ukrainiennes, c’est au bord de
cette mer que je trouvais la douceur visuelle la plus à même d’entrer en
contraste avec le mal qui montait. Telle est l’ambiguïté fondamentale que le
projet ambitionne de donner à sentir : que sous la plage gronde la fureur et
gisent les pavés qui brisent les peuples. Dans le terreau fertile de l’ignorance
et de la nostalgie de grandeur déchue, il suffit d’essaimer mensonges et autres
messages de haine, pour que des peuples frères se dressent les uns contre les
autres. La mer d’Azov diffusait aussi en moi cet élan romantique, ce potentiel
poétique dont j’ai toujours besoin pour engager un travail de long terme. La
région était alors déjà une zone de friction intense. Les combats faisaient rage
depuis cinq ans dans le Donbass, la Crimée avait été annexée, et la mer d’Azov
était de facto occupée par la marine de guerre russe. Sur ces rivages paisibles,
un monde était au bord du précipice de l’histoire. Fin 2021, j’obtenais enfin
l’accréditation me permettant de m’installer à Moscou, deux mois avant le
tournant majeur que fut le début de l’invasion russe. Cette accréditation me
permit d’être un des très rares photographes étrangers qui purent travailler
dans le pays, jusqu’à notre départ précipité de Russie, en mars 2023, lorsque
mon confrère Evan Gershkovich fut arrêté en plein milieu de notre reportage dans
l’Oural. Mes deux étés suivants furent dédiés à la poursuite de mon travail en
Ukraine. En mêlant symbolisme et documentaire, ce récit photographique explore
les coulisses d'un territoire aujourd’hui englouti par la guerre. Il évoque les
transformations en cours dans les sociétés des deux pays, l’un sombrant dans un
autoritarisme belliqueux, l’autre luttant pour sa survie. Cette monographie est
la matérialisation de ces cinq étés passés à arpenter les côtes de la mer d’Azov
et de la mer Noire à la recherche des signes et des symboles évoquant les
soubresauts funestes qui traversent ces « terres de sang », comme les appelle
l’historien Timothy Snyder. Le récit commence par des images intimes de vacances
dans le sud de la Russie en 2019, puis nous emmène sur les côtes ukrainiennes
durant l’été 2021, dans les villes de Marioupol et Berdiansk, quelques mois
avant leur anéantissement sous les bombes russes. Il nous emmène ensuite en
Crimée occupée et sur les côtes russes, à l’été 2022, dans un pays où propagande
militariste et déni populaire règnent en maître. Enfin, les étés 2023 et 2024
explorent les régions du sud de l’Ukraine ravagées par la guerre et l’occupation
russe. Depuis une quinzaine d’années, mes projets photographiques au long cours
n’ont cessé d’aborder des thèmes qui me semblent cruciaux pour la compréhension
de notre époque. Entre autres : la modernisation à marche forcée en Chine, la
question ouïghoure, le « front pionnier » de la nouvelle route de la soie dans
sa dimension esthétique, sociale et politique, les tensions inter-ethniques dans
les Balkans, et maintenant le conflit en Ukraine. Pour autant, je ne suis pas un
photographe de guerre, ni un documentariste volant d’une zone de tension à la
suivante au gré des événements. Ma pratique photographique s’inscrit au
contraire dans le temps long : chaque projet est conçu comme un engagement
durable envers le monde ; chacun procède d’un désir, celui d’être partie
intégrante du sujet que j’explore. Je vivais en Chine depuis déjà dix ans
lorsque j’ai entamé Dust, un projet de quatre ans évoquant la fin du monde
ouighour en Chine (monographie publiée en 2021 chez André Frère Éditions). Le
projet « Azov Horizons », quant à lui, est né de ma rencontre avec Evgeniya,
avec qui j’allais bientôt m’installer à Moscou, deux mois avant le début de la
guerre. Il s’est ainsi construit en résonnance avec ma découverte, pas à pas, de
la Russie et de l’Ukraine. Patrick Wack