La mort dans tous ses états
La mort dans tous ses états
Rassemblant 104 Danses macabres modernes et plus de 1000 images commentées,
ainsi que 11 focus thématiques, l’ouvrage de Vincent Wackenheim témoigne de la
vitalité et de la pérennité d’une forme graphique ancienne que de nombreux
artistes, de toutes nationalités, revisitèrent dès le XVIIIe siècle. Le fil
conducteur est ici de montrer comment ceux-ci, selon les orientations
stylistiques de leur temps, ont réinterprété des images iconiques installées
dans les imaginaires depuis le XVe siècle, en y intégrant, à partir d’une
structure originelle marquée par l’histoire religieuse, des thématiques
nouvelles, sociales et politiques, tragiques et burlesques, conséquences aussi
des deux guerres mondiales. * Depuis la fresque du cimetière des
Saints-Innocents à Paris (1424), de celle de Bâle (1440) ou des gravures de
Holbein (1538), les représentations des Danses des Morts ont été codifiées,
atteignant en Europe une forme d’universalité. On y voit des couples composés
d’un mort, plus ou moins décharné ou squelettique, et d’un vivant, qui se
suivent dans un ordre hiérarchique, du pape à l’ermite, du noble au lansquenet,
du colporteur au laboureur. Le cadre est ainsi fixé, fait d’angoisse et d’une
pointe d’ironie à l’encontre des puissants. Car si l’égalité face à la mort est
affirmée, l’égalité sur terre fait encore cruellement défaut. À partir de la fin
du XVIIIe siècle, les Danses des Morts vont connaître un étonnant regain
d’intérêt, fait d’appropriation, de renouvellement des thèmes et d’une grande
distanciation par rapport au Moyen Âge. L’extrême lisibilité du genre,
compréhensible par toutes les classes de la société, l’atemporalité de la
thématique, sa violence et sa popularité inscrite dans la mémoire collective,
font que des artistes en proposent des interprétations hardies, au-delà des
références chrétiennes. Aidé par la large diffusion due aux progrès des
techniques d’impression, le tempo des Danses des Morts s’inscrit désormais dans
celui de l’Histoire moderne, marquée par les révolutions et les troubles
sociaux, la persistance des épidémies et une société en pleine mutation. Le choc
sensible, visuel et tangible de la guerre est tel que le premier conflit de
1914-1918 devient le sujet central d’un très grand nombre de danses macabres,
tant en France qu’en Allemagne ou en Angleterre, ainsi que, dans une moindre
mesure, la Seconde Guerre mondiale, sans oublier la vision de l’univers
concentrationnaire ou les bombardements alliés qui, en février 1945,
détruisirent Dresde. On ne s’étonnera pas enfin, dans la situation des années 50
et de la guerre de Corée, de voir les risques d’embrasement nucléaire être pour
quelques artistes une source d’angoisse qu’on trouvera traduite dans leurs
portfolios. Si les Danses des Morts présentaient à l’origine une vision somme
toute rassurante de la société, leurs déclinaisons modernes placent désormais
l’individu seul devant à la mort : pas de familles éplorées, pas de pleureuses,
pas de notaires - seulement le face à face. La Mort vient saisir le joueur, le
débauché, la coquette, l’avare, à cause de leurs défauts : voilà qui laisse à
penser que ceux-là auraient pu, sinon échapper au trépas, du moins en retarder
l’échéance en menant une vie réglée. Chaque Danse des Morts témoigne ainsi des
travers d’une époque : les personnages et les situations que croquent
Rowlandson, Grandville, Merkel, Barth ou Dyl, révèlent les perversions, les
ambitions, les conflits de l’Angleterre du début du XIXe siècle, de la France de
1830, de l’Allemagne du XIXe, de la France des années 20, en privilégiant, à
côté de l’extrême violence des planches, la satire, l’ironie et l’humour.
L’éternelle crainte de mourir – et la volonté de s’y bien préparer, donnant
prétexte aux innombrables éditions du type De arte bene moriendi, voire à un
engouement pour les Vanités – trouvent un prolongement dans ces étonnantes
Danses des Morts modernes, présentant comme une parcelle d’éternité le moment
qui précède le trépas, quand tout est joué, et qu’il paraît alors vain de
vouloir peser sur son destin.
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