Une histoire de l’art d’après Auschwitz
Une histoire de l’art d’après Auschwitz
En quoi Auschwitz a-t-il rompu les modalités traditionnelles de représentation
de la figure humaine ? Dans quelle mesure cette rupture s’est-elle logée dans la
modernité au point d’y passer en partie inaperçue ? L’art contemporain est-il
simplement un art après Auschwitz ou bien, de manière plus complexe, un art
d’après l’événement ? Telles sont quelques-unes des questions qui donnent leur
orientation à cette Histoire de l’art d’après Auschwitz. Le premier volume, qui
paraît présentement, s’intitule Figures disparates. Il sera suivi par deux
autres : Figures disparues et Configurations. À bien des égards, cette vaste
étude se veut aussi une contre-histoire de l’art, une relecture critique des
fondements de la modernité artistique et une généalogie de l’art contemporain.
Ce premier volume, Figures disparates remonte aux sources de ce paradigme forgé
à la Renaissance qu’on définit comme celui d’une esthétique du discernement,
lequel implique tout un système de représentation théorico-pratique. Le premier
chapitre retrace en ce sens la fondation des « Figures discernables » à partir
du retour des ombres portées dans la Florence du début du XVe siècle avec
Masaccio. Alberti, son contemporain, formalise ce système dans son De Pictura à
la même période en y promouvant l’idée selon laquelle un tableau représente
l’historia. Tout le discours sur l’art postérieur à Alberti entérine cette idée
et la renforce philosophiquement en considérant que l’œuvre obéit à une idea
qu’elle révèle. Cette façon d’investir l’œuvre d’une fonction de discernement de
l’histoire et de l’idée en implique une autre, plus tacite mais déterminante,
tant sur le plan artistique que politique : celle de discerner la peur. À
contre-courant de cette tendance majoritaire, un certain nombre de figures
apparaissent néanmoins comme disparates, comme le suggère le deuxième chapitre.
Elles tentent de rendre compte de trois grandes peurs – celles de la décréation,
du désordre et du désastre – auxquelles correspondent trois phénomènes
archétypiques – le déluge, la peste et la guerre. Dans chaque cas, on assiste à
un antagonisme entre ces événements et leur réintégration dans l’orbe de
l’esthétique du discernement. C’est cette tension qui produit historiquement des
figures disparates, dont Francisco Goya serait le grand pourvoyeur. Il est aussi
celui qui prépare le terrain à des figures d’un autre type, qui ressortissent
quant à elles à l’époque moderniste proprement dite, du milieu du XIXe siècle au
milieu du siècle dernier. Ces figures sont qualifiées de critiques dans le
troisième chapitre. En elles se manifeste effectivement une tendance
autoréflexive qui fait qu’elles se transforment en apparence sous l’effet de
l’art pour l’art. Toutefois, à y regarder de plus près là encore, nombre d’entre
elles évoquent plus ou moins explicitement la guerre, ou à tout le moins le
contexte historique de plus en plus belliqueux dans lequel elles s’inscrivent
(Guerre civile états-unienne, Première Guerre mondiale, ou Guerre d’Espagne).
Share
